vendredi 15 février 2008

LE TRAVAIL





A Nantes, la « Navale » (construction et réparation) est l’activité principale de la ville. Elle est de ce fait très importante au point de vue économique et social pour la vie de la cité.
Quelle famille n’a pas un de ses membres qui travaille, a travaillé ou est retraité des chantiers : Loire, Bretagne, Dubigeon ou de leurs sous-traitants? Qui n’a rêvé, en parcourant les quais, face à ces cales de lancement si animées et bruyantes, de participer à ce magnifique et dur labeur que représente la construction d’un navire ? Lors des lancements, la foule des nantais se précipite pour assister au spectacle.

C’est donc tout naturellement que sortant de l’école technique, j’entrais aux chantiers Dubigeon à Chantenay, puis aux chantiers de La Loire, lesquels venaient de fusionner.
Dans ce grand bureau d’études, je me suis de suite sentis bien, entouré de gens de tous âges, qui vont m’aider par leurs connaissances techniques, à acquérir des compétences.
1955 restera une date importante pour nous. Les grèves très dures à Saint Nazaire et à Nantes. Les chantiers mèneront le combat pour des revalorisations de salaires justifiées. Il y aura lock-out et de très violentes manifestations : le 19 août, un manifestant sera tué par balle. Accident ?
Durant cette période, avant d’y participer quelques années plus tard, je vais découvrir la lutte syndicale. Qui sont ces militants que je côtoie, quelles idées et quelles valeurs ils défendent. Je les admire alors un peu, il est vrai.


*****

La rue Jean Voruz(25) est bien calme en ce lundi matin d’automne 1958. C’est heureux que j’emprunte cette courte voie sans issue. Elle est bordée d’un côté par le mur d’enceinte des chantiers de Bretagne et de l’autre par les bureaux de la direction des chantiers de La Loire. Un grand portail ferme le fond de cette rue aux allures d’impasse. Mon chemin ne sera pas bien long, mais suffisant pour que j’y retrouve cette ambiance sonore avec plaisir.
Bruits quasi insupportables des marteaux pneumatiques qui chanfreinent(26) les tôles. Tintements des avertisseurs sonores, caractéristiques des déplacements des immenses grues. Mêlées à tout cela, des voix humaines lançant des ordres parmi cette rumeur habituelle qui fait la vie des chantiers. Je suis satisfait d’avoir terminé mon « temps » pour le pays en cette période difficile. On va certainement, pour cette raison, me réembaucher avec plaisir, sinon avec empressement, c’est élémentaire !

« C’est pour quoi ? » me demande l’employée du service du personnel.
J’ai l’impression de la déranger. Lui expliquant ma demande de réembauche après ce temps de service militaire, elle me répond, sans plus de ménagement :
« Il fallait faire votre demande il y a un mois, on ne peut vous reprendre comme cela ! D’ailleurs, on n’embauche plus maintenant. »

Quelle était ma situation il y a un mois, elle s’en fout ! Savait-elle que nous ne connaissions pas encore les résultats du référendum , que nous ignorions la date de notre libération, et surtout comment réagiraient militaires, pieds noirs et FLN aux résultats du scrutin(27) ?
Nous étions alors, mes copains et moi, sous le choc de la perte de trois d’entre nous, morts dans leur véhicule suite à l’explosion d’une mine.
Sans voix, je remplirai malgré tout ma demande de réembauche.

*****

3 novembre 1958. C’est le jour de mes vingt-trois ans, j’entre à nouveau dans le monde du travail. L’accueil est bon enfant, mes « vieux chefs »sont toujours là.
L..., le plus âgé, qui par bien des attitudes me fait penser au célèbre M. HULOT de Jacques Tati, est un célibataire endurci, vivant avec sa sœur. Il promène avec lui une timidité qui ne sied pas vraiment à son poste. Il ne manque à sa grande blouse grise que les manchettes du bureaucrate d’autrefois. Nous passerons ensemble les temps à venir en bonne entente. Un chef intermédiaire étant toujours là pour guider le travail au jour le jour, ses visites seront assez espacées. Le second, sous-chef en réalité, aimerait bien la place du premier… C’est son portrait inverse, rond, bedonnant, plutôt décontracté côté travail. Nous l’apercevons de temps en temps, de l’autre côté de la baie vitrée, amorçant un petit somme, habitude que nous guettons avec amusement.
« Vous allez faire équipe avec François C. , nous réalisons une commande pour les chantiers de Saint-Nazaire(28) . » m’annonce L.... Il me précise également qu’il y a beaucoup de travail pour nous en ce moment, mais que l’avenir est incertain. Il y a des projets de fusion avec les chantiers de Bretagne(29) , voisins, et les embauches sont très surveillées.
« Vous avez eu de la chance ! »
C’est le début de cette longue période d’insécurité sociale qui mènera à la fermeture effective des chantiers nantais en 1987. Je réalise alors la rupture avec la situation précédant mon départ : Les problèmes d’emploi ne se posaient pas encore à cette époque.
Je suis satisfait de travailler avec François, c’est lui qui m’avait accueilli lors de mon embauche il y a quatre ans.
Dans ce grand bureau de dessin, la place qui m’est attribuée est à une distance raisonnable des fenêtres. C’est un signe positif pour qui connaît les traditions. Au centre de la salle, on travaille toujours à la lumière artificielle, c’est la place des nouveaux ou des jeunes. Je ressens cela comme un peu de considération, dans ce monde que je ne retrouve plus vraiment tel que je l’avais quitté.
Près de moi, René. Je le connais bien c’est notre délégué du personnel. Un militant syndical qui affiche des convictions de catholique de gauche. Il défend, au travers de la CFTC, la « doctrine sociale de l’Eglise(30) ».
C’est agréable de pouvoir de temps à autre échanger nos points de vue tout en fumant une petite cigarette. Il est amusant d’observer son rituel de confection d’une « roulée». Ses gestes se succèdent inévitablement dans un ordre logique : le grand tiroir que l’on tire pour en extraire le paquet de « gris » et le carnet de feuilles. L’opération suivante est capitale, il s’agit de placer juste la dose de tabac dans la feuille maintenue entre deux doigts, puis rouler, rouler…jusqu’à obtention de la consistance voulue sans trop de perte aux extrémités. Enfin, coller d’un coup de langue gourmand sous la grosse moustache… Puis contempler l’œuvre et en extraire aux extrémités les éventuels surplus de tabac. C’est la suite qui m’amuse toujours un peu. Accoudé sur sa planche à dessin face à lui, j’attends le moment où il va être obligé de lutter avec son briquet à essence qui souvent refuse de produire sa flamme : trop de carburant a inondé la pierre, la mèche est mal positionnée… Voilà, l’allumage du briquet se fait, et la clope bien fixée aux lèvres se tend vers la flamme, la moustache, elle, se préserve.
Que cette première bouffée est bonne ! On en tire une deuxième, et c’est alors que se produit immanquablement la catastrophe : des braises incandescentes s’échappent de la cigarette et s’étalent sur la belle feuille de calque, chargée parfois du labeur de plusieurs jours. Dans le meilleur des cas, quelques petites cloques orneront le papier, parfois quelques trous bordés de noir et plus ou moins grands signeront le travail du dessinateur. A chaque fois, un geste brusque de balayage du revers de la main chassera les braises et sera accompagné d’un juron.

C’est ainsi qu’au cours d’une de nos pauses cigarettes des premiers jours, il me dit :
« Nous n’avons pas parlé de l’Algérie jusqu’à maintenant, mais il faut que tu connaisses mon opinion par rapport à ces évènements. »
Il m’explique alors qu’il est pour des négociations de paix avec le FLN, qu’il lit Témoignage Chrétien chaque semaine, lequel a révélé que l’armée française torture, déplace les populations et les maintient dans un état de terreur permanente, comme ne manque pas de le faire les fellaghas de leur côté. Pour lui, ce n’est pas acceptable. Il ajoute qu’en tant que militant syndical, il ne peut être que pour la paix et la liberté des peuples et des individus.
« Nous menons là-bas une guerre impérialiste.»
« Tu sais, rajoute René, le « Général » est au pouvoir, il a peut-être sauvé la France autrefois, mais c’est avant tout un militaire mis en place par les pieds noirs, les militaires et des politiques impuissants. C’est probablement dangereux pour la démocratie et syndicalement on veille au grain. »
Il a raison en effet, et là-bas du bled, avec le peu d’informations que nous avions, nous constations bien la place de plus en plus grande que prenaient les généraux dans la direction de l’Algérie, tant au plan militaire que civil.

C’est ainsi que durant la bataille d’Alger, en 1956 et 1957, les pouvoirs de police ont été confiés par nos politiques aux militaires : les généraux Massu, Bigeard etc…, revenus d’Indochine où nous avions subi un revers incontestable. Leur mission est de démanteler la hiérarchie FLN responsable de l’insécurité et des attentats meurtriers dans la ville. Pour cela, la recherche du renseignement est capitale, l’utilisation de la torture et autres moyens répréhensibles est permanente. Montrer sa force et agir vite : les « paras » de Massu vont bientôt être les maîtres d’Alger.
Pour nous, les simples « bidasses » du bled, nous apprécions peu les « flonflons » faits autour de ces baroudeurs d’élite déguisés en léopards, qui paradent sous les feux la rampe alors que pendant ce temps,d’autres dans l’ombre, fouillent, interrogent et brutalisent.


[25] N’existe plus depuis les opérations de réaménagement du site des Chantiers.

[26] Opération de biseautage des tôles avant soudure entre elles.
[27] : référendum du 28 septembre 1958 : oui ou non à la nouvelle constitution de la Vème république.

[28] Regroupement avec les chantiers de Penhoët depuis 1955.

[29] La fusion se fera en 1961, sous le nom de Dubigeon-Normandie.

[30] Lui et beaucoup d’autres, dont je ferai partie, œuvreront pour la déconfessionnalisation de la CFTC, qui en 1964 donnera naissance à la CFDT.



REFLEXIONS

René est le premier interlocuteur qui remet en cause les idées modelées par mon éducation chrétienne. N’est-il pas vrai qu’on peut regarder différemment ces algériens colonisés ? N’ont-ils pas le droit, comme nous, de vivre libres, dans un pays indépendant ?
Le FLN, qu’on nous présente comme une organisation terroriste, ne pourrait-il pas être un interlocuteur dans une négociation de paix ?
Les procédés utilisés sont-ils compatibles avec les valeurs que j’ai reçues de mon éducation catholique : respect de l’autre, amour du prochain… ?
J’ai cependant un peu de mal à admettre qu’une revue telle que « Témoignage Chrétien » puisse avoir des positions aussi contraires à « l’ordre établi » et que mes amis du syndicat chrétien, voire de la CGT ( si proche des positions du Parti Communiste) puissent avoir le même avis sur la question algérienne.


Ai-je eu tort ? Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Je n’ai ni tué, ni torturé. Pendant cette période militaire, j’ai suivi la voie qui m’était tracée par la tradition, l’idéologie de mon milieu social.

« Tu me parais bien songeur, cet après-midi » me déclare François, qui s’appuie sur mon épaule en s’approchant de moi. Il est pour moi à la fois le chef et le grand frère. Ses yeux d’un bleu très clair sont à l’image de la transparence de ses sentiments envers autrui ; Il est attentif, calme et bon. C’est un chrétien convaincu et plutôt mystique. Je lui fais part en quelques mots des propos que m’a tenus René. Il me dit être sensible et attentif à ces évènements que je viens de vivre, et qu’il devine être mal digérés.
Je le remercie pour sa compréhension, et je lui raconterai un jour ce que j’ai vu là-bas. Mais seulement quand le temps aura un peu apaisé ma désillusion.
Comment vais-je vivre maintenant, avec ce que je considère comme une période peu glorieuse de ma vie ? Il faudra cependant l’accepter et me taire. J’ai aussi décidé de ne jamais participer à ces associations d’anciens combattants, cherchant sans doute de la reconnaissance. Je vais plutôt travailler à la préparation d’un avenir social et politique autre.
Durant l’année 1959, la vie dans ce grand bureau[31] va me passionner. Ce sera l’acquisition d’une expérience professionnelle indispensable pour l’avenir. Ce sera aussi, durant cette période, qu’au contact de mes camarades militants syndicaux et politiques, ma conscience de citoyen va prendre une orientation nouvelle.

René et moi, nous continuons nos séances « cigarettes », tout en suivant avec nos amis de la CGT et du PC l’évolution des négociations de fusion avec le chantier voisin.
Il nous arrive parfois d’échanger quelques idées concernant notre foi religieuse. Je me rends bien compte que son éducation dans ce domaine est différente de la mienne : lui est ce qu’on appelle parfois un « chrétien de gauche », alors que moi, issu d’une école professionnelle catholique, je serais plutôt un « chrétien bien pensant ».
Les années qui vont suivre marqueront un profond changement : la découverte de l’engagement syndical. Il sera pour moi une source d’enrichissement personnel important : réflexion, information, formation, et adhésion à l’ACO ( Action Catholique Ouvrière). J’avais certainement besoin de tout cela et de partager avec d’autres ces valeurs de justice, de solidarité, d’égalité. De croire, malgré les difficultés de l’époque, « au grand soir et aux lendemains qui chantent ».
Cela me permettra aussi de masquer, voire d’oublier, mon passé algérien.

C’est un avis de l’armée qui me rappellera qu’il n’est pas bien loin ce passé.. Versé dans la gendarmerie de réserve, c’est la perspective pour moi de périodes militaires à effectuer, plus fréquemment que dans une autre affectation. Sans tarder en effet, je suis prié de me présenter à la brigade de Saint Sébastien. Mais pour quoi faire ? Aucun événement ne justifie un rappel des réservistes. Eh bien non, c’est simplement pour la « prise de mesures. » pour un éventuel uniforme. Ce bon gendarme qui me reçoit semble vraiment désemparé avec son mètre de couturière et son formulaire à compléter. Une première expérience sans doute…

Je ne suis donc pas encore au bout de ma carrière militaire, l’avenir va me l’apprendre bientôt.


[31] Ce lieu est aujourd’hui devenu le siège de la « Maison des Hommes et des Techniques » dont les objectifs sont, entre autres :
· mettre en valeur l’histoire industrielle et sociale nantaise
· être un lieu de réflexion sur la place et le rôle du travail dans la société
· Maintenir vivante la mémoire de la construction navale à Nantes.

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