mercredi 20 février 2008

LA FRANCE

Par cette matinée de fin octobre 1958, le bateau accoste à Port Vendres. Ciel gris, il pleut. A vrai dire, je suis un peu inquiet à l’idée de retrouver ma famille. Fatigué par cette nuit inconfortable en mer, mon moral est comme le ciel. Je n’ai de nouvelles que par le courrier. Il y aura un grand absent à la maison : cela fait une année que le « père » est décédé et je sais que l’ambiance ne sera plus la même. Me voilà maintenant face à mes responsabilités d’adulte. Heureusement, le travail m’attend. Comment va se faire cette réadaptation ? Le train est là, et la visite de Port Vendres sera pour un autre voyage, civil celui-là.

Voilà donc la France, là, sous mes chaussures ! J’ai peine à réaliser. La mer traversée, c’est un autre monde. On court, on parle « avé l’accent », on vit normalement, quoi ! J’avais un peu oublié cette ambiance. Il me semble qu’on ne nous voit pas, nous sommes transparents. Nous venons d’ailleurs il est vrai. Les gens d’ici se sont habitués, comme ceux de Marseille, à regarder ce va-et-vient incessant de militaires. Cela n’empêche pas la terre de tourner, d’autant plus que le Général est aux commandes de la France. L’homme providentiel va faire ce qu’il faut.
On saute dans le train qui nous attend à la gare maritime il doit partir de suite. A Toulouse, chacun reprend sa route. C’est alors qu’un sentiment de solitude me gagne :je suis seul et face à la vie civile, tant attendue mais si peu préparée. Je crains cette reprise de contact avec elle et avec les autres. Le fardeau dans le sac, que je traîne derrière moi est lourd. Vais-je rencontrer quelques bonnes volontés pour m’aider à le décharger sans acrimonie ?

Allez direction Nantes ! Je m’installe dans un compartiment, tant bien que mal avec mon gros paquetage : des frusques militaires et quelques souvenirs d’Afrique pour les proches. Un couple de gens âgés voyage avec moi. Quelques regards échangés entre deux moments de somnolence. Fatigué par ce long voyage, je n’ai guère l’envie de parler, la promiscuité n’est pas favorable à la conversation il est vrai.
« Vous arrivez en permission ? » me demande gentiment le monsieur. C’est un homme affable, la soixantaine, cheveux gris, et l’œil intelligent. Il se rend bien compte de mon état de fatigue. Je lui réponds alors bien simplement que j’ai débarqué à Port Vendres il y a peu, que je rentre chez moi en permission libérable.
« Ah ! Vous venez d’Algérie ? C’est un beau pays, n’est-ce pas ? Ce serait dommage que les Arabes nous le prennent. »
« Il paraît qu’il y a des embuscades et dans les villes des attentats à la bombe», me demande la dame ? »
Je lui réponds simplement que c’est vrai, que je ne peux rien lui dire d’autre, que pour nous qui faisons notre service, nous sommes très, très contents de rentrer. J’ajoute, « C’est long à notre âge, de laisser ainsi vingt-huit mois pour La France et dans de telles conditions. ».
Ils me diront par la suite qu’un de leurs petits-fils a dix-huit ans et qu’ils souhaiteraient bien que « les évènements » ne se prolongent pas trop. Je comprends à ce moment que ne se préoccupent de ce conflit que ceux qui ont des proches concernés.
Un an depuis la dernière permission ! L’arrivée à la maison me perturbe. Je m’y sens perdu, à l’étroit. Comment retrouver mes marques ? Un grand absent, ce père avec qui j’ai si peu échangé de sentiments et de paroles, c’est maintenant que je me rends compte combien sa présence active était importante ; Une mère qui souhaiterait retrouver son « grand fils » tel qu’il était autrefois. Celui-ci ayant tant changé que c’est mission impossible. Il me semble que le temps de dire, de raconter, d’expliquer ce qui ne pouvait l’être qu’à demi-mots dans le courrier, n’est pas encore venu. Le sera-t-il un jour ?
Cependant, j’aurais eu bien besoin qu’on m’écoute, que je puisse expliquer ce que j’avais vécu là-bas. Qu’on me dise que la cause qu’on nous a envoyé défendre, concernait aussi tous les citoyens français. Mais non ! La réalité fait parfois peur. J’imagine aussi qu’on ne me croirait pas et surtout qu’on ne veut pas trop savoir.
« Ton frère a bientôt dix-neuf ans », me dit ma mère, « j’espère que les évènements vont s’arranger avec le Général De Gaulle. »
Voilà donc ! Encore des angoisses à la maison ! N’est-il pas possible d’avoir un peu de tranquillité à défaut de compréhension ?
La saison n’étant pas propice aux vacances, il me tarde de retourner travailler. Je n’ai pas gardé de contacts avec mes anciens collègues durant mon absence et il me plaît de retrouver ces gens que j’ai côtoyés avant mon départ.

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