jeudi 1 mai 2008

SOUFFRANCES ORGANISEES



            Pas de temps à perdre en adaptation, acclimatation et autres civilités.
« Demain, ils t’ont déjà mis de garde », me dit un collègue qui, étant maréchal des logis, est censé nous commander. En réalité, c’est un très bon technicien radio dans le civil, rappelé et près de la quille, il se fout totalement de son petit grade de sous-off. Par contre, il ne manquera pas de me conseiller pour ce qui est du travail sur les postes radios et sur la gestion du local où se trouve stocké le matériel. Local proche aussi du dépôt de l’intendance, où là, on stocke entr’autre les réserves de rosé et gros rouge du cru pour l’ordinaire .Je pense qu’il va de temps en temps rendre visite à son collègue voisin. On y déguste aussi de délicieuses oranges, un gros sac est  à notre disposition.
Une bonne nuit sous la tente, sur une paillasse sale, et me voici prêt à cette première garde de 24 heures.
Huit heures :     « Ton poste est aux prisonniers », m’annonce le sous-off responsable. Il se croit obligé de prendre un air supérieur devant le « bleu » que je suis, mal à l’aise dans ses fringues neuves. Tiens, il m’a parlé de prisonniers, mais où est la prison ? Je le suis et il me conduit à travers les bâtiments de la ferme jusqu’à un immense hangar.
« C’est là, tu sauras pour la prochaine fois, que je n’ai pas besoin de t’y conduire à nouveau. Tu vois le gars là-bas, tu le remplaces et tu restes jusqu’à dix heures. »
Effectivement, il m’attend avec impatience après ses vingt-quatre heures de service. Je comprends.
« C’est toi qui prend ma place ? T’es nouveau, je ne te connais pas. Alors, amuse-toi bien, tu vas pas t’ennuyer avec tes bougnouls ».
« Où sont-ils ? »
« Ils sont là, plus loin, dans le trou, tu vas voir. »
Devant mon air ébahi, il me montre un espace entouré d’un muret.
« Ils sont là, dans le trou, je t’ai dit. Va voir ! Mais fais gaffe, c’est des vrais ».
Il veut m’effaroucher, je dois vraiment avoir un air angélique, ce qui ne semble pas être de mise ici. On ne m’a pas donné les consignes du poste, et je suis seul dans quelques instants. Alors, que faire ?
« T’inquiète, me dit le collègue, tu vas voir, les taulards sont habitués. Viens avec moi. »
Nous voilà tous les deux accoudés au muret. Devant nous, cette fosse de quelques mètres de profondeur au fond de laquelle s’entassent tant bien que mal sur un peu de  paille les prisonniers en question. 
« Je te laisse, me dit le copain, pressé d’aller dormir un peu. Là, tu vois l’échelle s’ils demandent à aller pisser ou faire leurs ablutions : c’est un à la fois. Tu relèves l’échelle et tu le gardes à vue. S’il essaie de se barrer, tu tires sinon tu auras les pires emmerdes. »
Cette fois, ça y est, je suis dans le vif du sujet. Jamais je n’avais imaginé que l’Algérie ça puisse être ça, qu’on pouvait traiter le gens de la sorte, comme du bétail… et je ne suis pas au bout de mes découvertes. Resté seul devant ce spectacle, je suis là, pantois, parce qu’ils doivent souffrir. A coup sûr, on les maltraite en les humiliant de la sorte. Mais qu’ont-ils pu faire qui puisse justifier ce traitement ? Je n’ose les regarder, car malgré moi, me voilà complice de ce qui se fait ici. Et je me dis qu’après tout, on vit une situation exceptionnelle et qu’on est ici pour faire de la « pacification ». Jamais je n’avais eu à juger d’une situation semblable. J’avais bien entendu ça et là en France et dans mon enfance que l’arabe était comme ceci, comme cela… D’ailleurs, dans certains films, n’avaient-ils pas souvent un air de fourbe et de traite ?
De plus, ceux que je garde sont très basanés, ils ont du courir les djebels, poser des bombes, attaquer les fermes, sinon ils ne seraient pas là. Mais comme on ne nous dit  rien, et  que de plus j’arrive… Un de mes « prisonniers » me tire bientôt de ma réflexion. Il a besoin d’une « sortie pipi ». Ça y est, l’échelle descend. Bon Dieu, si l’envie lui prend de se faire la fille de l’air, que faire ? – le tuer ? – le blesser ? Il doit bien voir que je ne suis qu’un « bleu », que je n’oserai pas. Ma foi, tout va bien. Il me regarde au passage, bien dans les yeux. Il ne semble pas avoir peur de mon fusil ni de la toute-puissance qu’il me donne. A vrai dire, ma situation est plus sécurisée que la sienne, mais est-elle plus enviable et plus honorable ? Lui aussi est mon prochain… Ah ! Cette culture judéo-chrétienne ! Qu’est-ce que j’en fais ici ? Mais c’est aussi mon devoir que je fais, et c’est ainsi. Tout se passe bien, il prend son temps, remet l’échelle et redescend dans son trou.
            De temps en temps, un gradé vient en appeler un. Il l’emmène alors sans trop de ménagement. Je ne sais où ils vont, mais je ne les vois pas revenir. Enfin, ce n’est pas de ma responsabilité pour l’instant.

            Le sous-officier de service, un appelé comme moi, fait sa ronde et tout fier devant le bleu que je suis me dit :
            « T’as vu, ils sont comme des gonzesses, ils ne pissent pas debout !.. » C’est vrai, me dis-je. Mais moi non plus  « je n’en ai pas », puisque  je n’ai rien à lui répondre à ce pauvre con, raciste et borné.

            Je n’aime pas ce poste, décidément, j’ai peur d’être obligé de tirer et une ambiance malsaine plane sur ces lieux où ces pauvres bougres sont entassés à fond de cale comme des rats.

            On me relève. Enfin !

Deuxième partie de la journée : la garde continue. Cette fois c’est l’entrée du camp, près de la cour centrale de la ferme, qu’il s’agit de surveiller.
Des locaux ont été aménagés et une activité normale semble régner dans ces lieux. Des soldats vont et viennent, quelques arabes sont là, assis à terre. Ils attendent on ne sait quoi, sous le regard attentif de leur garde. Des femmes voilées attendent avec des sacs où doivent s’entasser des vêtements et peut-être quelque nourriture pour les prisonniers.
Tout à coup, une plainte sourde se fait entendre : tiens, c’est quelqu’un qui se fait soigner. C’est peut-être ici l’infirmerie.
 Et brusquement, c’est un cri de douleur continue et angoissé que j’entends et qui me glace. Grand Dieu ! Que se passe-t-il dans ces locaux ?
Je reconnais le gradé du matin qui entre accompagné d’un autre prisonnier. C’est donc là qu’on les amène !

Un camarade ancien des lieux et voyant mon air interrogatif m’explique alors que c’est là le domaine du service du renseignement, que les interrogatoires y sont souvent « musclés », qu’il y a des coups, une baignoire, parfois des chiens menaçants, parfois l’électricité. 
« Tu verras on s’habitue et puis on n’a pas le choix. Ici on ferme sa gueule et on attend la quille sinon c’est la galère »

Les mois passant, on se durcit le cuir, on se fait une raison, on assouplit sa conscience, on fausse son jugement, on perd ses repères… Finalement, cette souffrance infligée, cette immense détresse dans laquelle on immerge ces hommes, au point de les traiter comme des animaux voire comme des « sous-animaux », est-ce un mal nécessaire ? Un mal justifié pour épargner d’autres vies ? Je ne sais plus que faire, que dire, sinon en parler, mais avec qui ? Pas les copains, ils s’en foutent, parfois, ils en jouissent. Les aumôniers militaires ? Ils savent, mais se taisent ; Les hauts gradés, les nôtres en particulier ? Quelques uns sont cathos, je les vois parfois à la messe quand l’aumônier est de passage. Mais eux ils savent, ils ont sans doute des instructions, voire des ordres.
Et en France ? Si les parents le savaient, ils ne me croiraient pas : pour eux la gauche au pouvoir ne peut couvrir de telles pratiques. Alors, c’est ainsi.

                                                     ************

Le magasin de transmissions est toujours mon domaine, après la quille de mon ancien collègue et un changement de site, l’ambiance est toujours violente et les méthodes d’interrogatoire musclées. Pour cela, je sais maintenant qu’un service est en place avec des « spécialistes de la chose ». Le matériel que nous utilisons leur convient bien, et plus particulièrement un boitier de téléphone « de campagne ». Ce matériel est peu utilisé mais nous sert encore pour dépanner notre ligne téléphonique que les fellaghas coupent très souvent. Il y a dans ce boitier une magnéto, munie d’une petite manivelle.  Cette magnéto délivre un courant destiné à appeler un autre poste. C’est en quelque sorte une « gégène » que bien des tortionnaires savent utiliser, hélas !
«  Va donc porter un poste téléphonique au chef N… » , me demande notre lieutenant. « Tu sais où le trouver, à son annexe là-haut, dans le bois. C’est urgent paraît-il. »
Bien sûr !  Je sais où est installée cette sinistre bâtisse. C’est là qu’on recherche les renseignements, qu’on interroge, qu’on torture… C’est suffisamment éloigné, discrétion oblige. C’est une construction  minable, sans doute bâtie ainsi intentionnellement. Des murs de pierres mal jointes, pas de fenêtre, juste quelques meurtrières pour donner un peu de lumière. Une ouverture fermée par une bâche pour y entrer et c’est tout.
J’y entre comme si on m’attendait, tranquillement. Ma vue s’habitue lentement à la pénombre, et c’est ainsi que je découvre peu à peu le sinistre spectacle qui s’offre à moi. Un homme complètement nu, les mains liées dans le dos, suspendu par les poignets à une poutre au-dessus de lui. Ses pieds ne touchent plus terre…Tout mouvement lui est ainsi interdit, sous peine d’une grande souffrance. D’ailleurs, souffre-t-il encore, dans l’état où je le vois ? Pour le stimuler et lui faciliter la parole, un fil électrique est fixé à son sexe et l’autre à une oreille. Il ne manquait que la gégène que j’apporte pour la raccorder aux deux fils électriques. Quelques tours de manivelle puis quelques seaux d’eau sur son corps déjà trempé et j’imagine les souffrances qui l’attendent !
Je savais, mais je n’avais pas vu. D’ailleurs, est-ce que je voulais voir ? Et pourquoi je l’aurais souhaité ? Alors, de tels actes, on les cacherait aux appelés ? Il est vrai que ce n’est pas très glorieux.
Je pose là ma gégène, surpris et hébété par ce spectacle. Je n’ai pas un mot et pas un geste pour les deux bourreaux derrière leur table. Je reste muet ; Mais ce visage de souffrance qui m’observe attendait peut-être un geste de ma part pour un soutien, une aide, une protestation. Mais rien, rien, j’ai fui, je me suis enfui, replié. Lâcheté, surprise, mais pas approbation, c’est certain. J’ai honte d’avoir été de la sorte solidaire des deux tortionnaires. Ces deux là, un arabe sous-officier de l’armée française et un vieux pied-noir, auront sans doute bien des remords et une énorme culpabilité pour assumer leurs crimes. Un tel service de renseignements ne peut être le fait d’un régiment localisé, mais bien accepté, voulu, par la hiérarchie militaire et politique. On ne peut cependant l’accepter sans se salir soi-même. Et nos officiers, cathos pour la plupart, pourquoi tolèrent-ils cela ? Petits arrangement avec le ciel ? Obéissance à la hiérarchie militaire ?
Ainsi je retourne à mon poste la tête basse, sans rien dire aux copains qui connaissent eux aussi ces exactions mais se taisent.  Pour la plupart, ils s’en fichent et attendent la quille.            Mais que deviennent ces hommes battus, défigurés, dégradés :
·        « engagés volontaires » dans les harkis ?
·        renvoyés dans leurs douars pour que le FLN se chargeant de leur élimination ?
·        La corvée de bois « fuyards » abattus ?
·        Maintenus prisonniers et soumis au bon vouloir des militaires sans autre forme de procès ?
Ce que je sais, c’est qu’un groupe relativement important de prisonniers demeure sous de grandes tentes à proximité de nous. Ils sont « utilisés » aux corvées habituelles : nettoyage, cuisine, porteurs de postes radio ou de lourdes charges au cours des opérations… Certains se remettent des sévices subis avec leurs camarades, qui sont sans doute là parce ce que simplement suspects.


PRATIQUE RELIGIEUSE


Il me vient alors à l’esprit ma première « escorte[1] » quelques jours après mon arrivée à Marnia.

Le panneau d’affichage informant du service du dimanche, précise qu’il est possible qu’une « liaison »soit organisée avec la ville, permettant d’assister à l’office religieux pour ceux qui le souhaitent. Je m ‘inscris avec quelques camarades pour cette sortie, sachant que nous devions aussi assurer la sécurité du convoi : trois à quatre véhicules.

Départ assez tôt et retour prévu en fin de matinée. Ma pratique religieuse, plutôt stricte après de longs passages dans les écoles libres et une éducation familiale traditionnelle, me fait une quasi-obligation de cette messe hebdomadaire. Mon ami Marcel m’accompagne, c’est un breton pur sucre, fidèle à sa tradition lui aussi, bien que plus relax que moi. « Tu vas voir, la messe c’est rapide, on aura même le temps de se payer une petite anisette »à la sortie !.. Voyage sans histoire, un ou deux arrêts pour faire des « cartons »sur quelques pauvres chacals effrayés se trouvant sur notre route.

La petite place de l’église est bien animée quand on nous débarque là pour quelques uns. Pour les autres, leur messe se passera en plein air, attablés à quelque terrasse de café
Me voilà donc prêt à entrer, mais brusquement une question m’envahit : que faire de tout mon « bazar » militaire (casque, fusil, cartouchières et grenades…) ? Cela ne peut entrer dans une église, lieu de prière, de réconciliation et de paix. Nous avons eu, il est vrai, des consignes très strictes : attention aux armes, elles sont souvent volées, vous en êtes responsables. Des sanctions très graves sont prises en cas de perte. Quel dilemme ! Je retourne vers les camions garés un peu plus loin, les chauffeurs sont là…Ils sont d’accord, je leur confie mon matériel, ils y veilleront comme il se doit.

Durant l’office, je suis inquiet, à la fois dehors et dedans. Mais que c’est long ! Je suis au fond de l’église, partagé entre l’envie de rester et celle de sortir. Mes copains, eux, sont plus loin dans l’église, et moins scrupuleux, ils ont rangé leur barda dans un coin à proximité et gardent un œil dessus. Sortie rapide à l’ « ite missa es ».

Plus de camions! Nom de D…. ! Où sont-ils ? Pourvu qu’ils ne tardent pas ! Je suis inquiet !

Mais non, les voilà ! Il y a des cartons et des sacs, ils ont fait des courses pendant ce temps. Ouf ! Je retrouve mon fusil et le reste en vrac parmi le bric-à-brac. « Je vois que vous en avez pris soin, merci les gars ! »

J’apprendrai à être plus décontracté à l’avenir. Inch Allah ! Sinon je ne tiendrai pas le coup jusqu’à la fin. J’arrêterai là cette pratique religieuse, qui n’a guère de sens dans le contexte. Il n’y aura donc plus pour ma part d’alliance du sabre et du goupillon.

[1] Accompagnement armé pour assurer la sécurité d’un convoi.

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