jeudi 1 mai 2008

GARDES DE NUIT

C’est ce service qui a été le plus pénible durant tout mon séjour algérien. Ceci pour bien des raisons.

Tout d’abord la fréquence. Une nuit dehors pour deux nuits de repos. Parfois moins, si l’absence d’effectifs le justifie.

La pénibilité. Pour moi, une nuit de garde, c’est une nuit blanche, et malgré mes vingt ans, j’ai bien du mal à la récupérer.


La peur : l’obscurité est très handicapante. Nos yeux étant presque aveugles, restent l’oreille et beaucoup d’imagination… Les risques il est vrai ne sont pas de l’ordre de l’imaginaire.






Cette nuit d’automne est bien sombre et l’obscurité sera omniprésente, de 19 heures à 7 heures, la fin du service. J’ai tiré le mauvais tour, le numéro trois (22h à 23h 30 puis 4h à 5h30). Autrement dit, une nuit hachée à souhait. C’est bien long, quatre-vingt dix minutes d’attention extrême, surtout en soirée, là où les risques d’attaque sont les plus importants. Les agresseurs ont alors le reste de la nuit pour fuir. Ce soir, il n’y a pas de vent, et la lune ne se lèvera qu’en deuxième partie de nuit. Je l’aurai pour mon second quart. C’est un peu rassurant.



Immobile, je suis calé le dos contre un tronc d’arbre. On craint toujours ce qui peut venir de l’arrière. J’ai ouvert toutes grandes mes oreilles. C’est fou ce qu’on perçoit bien le moindre bruit : un chien dans le douar proche, un bourricot lançant son « hi-han » sans complexe, un souffle d’air dans les branches des pins qui m’environnent, ou le cri d’un oiseau de nuit qui me fait sursauter.

Mais qu’est-ce qui pourrait faire passer ces longues minutes plus rapidement ?

Surtout ne pas trop bouger, on pourrait me repérer de l’autre côté des barbelés et me tirer comme un lapin. Surveille aussi autour de toi, l’officier de service fait ses rondes de poste en poste. Le mot de passe, c’est quoi déjà ?

Tiens, justement le voilà. Je l’aperçois au loin, il allume de temps en temps sa lampe pour voir où il marche. Il se racle aussi la gorge pour signaler son arrivée, il vaut mieux pour lui ne pas se faire tirer par une sentinelle à la gâchette trop rapide.


En fait, il est sympa, et nous échangeons quelques mots à voix basse . Le temps passé en commun s’écoule plus vite pour l’un comme pour l’autre.
« Tiens, me dit-t-il, je t’informe qu’une patrouille est dehors et doit rentrer cette nuit. Elle se signalera par de brefs appels lumineux. Ils ont le mot de passe : Mascara ». ( Merci, chef, c’était bien ça, je l’avais oublié !).


Il repartira quelques instants plus tard. Il n’a pas, lui non plus, la tâche facile : faire le tour des huit postes de garde seul et toujours de façon extrêmement discrète. Enfin, lui, il est payé pour cela et il a choisi.
Bientôt l’heure ! Plus qu’un quart d’heure et tu vas pouvoir aller réveiller ta relève…Tiens, là-bas, au loin, n’est-ce pas un petit coup de lampe discret ? Mais non, mes yeux ne sont pas fidèles. Ils ont trop « forcé » le noir.
Puis, brusquement, là, plus proche, un éclair plus franc : les voilà ! Je fonce secouer mon numéro 4 et me prépare à aller enlever les barbelés qui ferment le chemin d’accès au camp. Mais un bruit continu et inconnu m’inquiète, ne pouvant l’identifier. Que faire ? Et soudain, sachant que s’il tarde à se faire reconnaître les risques sont importants, un dernier signal lumineux plus proche et accompagné du mot de passe. Ouf !Ce sont eux !



Et, sortant de la nuit, une troupe d’une vingtaine de cavaliers se présente à l’entrée : une harka[1]. Je ne savais pas que cela existait encore de nos jours. C’est une patrouille comme à l’habitude que j’attendais, se déplaçant à pied. Enfin, c’est ainsi, mais que font-ils ? Quelles sont leurs missions, à ces harkis[2] ? L’adjudant français qui les commande ne m’est pas inconnu, il était venu me voir pour échanger du matériel radio défectueux. Je ne manquerai pas de le questionner demain matin. Pour le moment, repos en attendant le deuxième poste à quatre heures.

Nous sommes installés pour la nuit dans des petits fortins en pierre. S’y reposent les trois personnes qui attendent leur tour de garde. Des lits de camps sont installés, où nous dormons tout habillés. La propreté des lieux, confiée, à la bonne volonté de chacun, laisse à désirer : les rats et autres bestioles y montent aussi souvent la garde et ajoutent au charme de ces nuits.
Deuxième quart : la lune est là, mais elle n’éclaire que peu ce paysage que je connais bien. Le vent s’est levé, la température basse pour ce mois d’octobre m’obligera à m’envelopper dans une grande cape ce qui a l’inconvénient de bien réduire ma liberté de mouvement.

Toujours un peu étonné par l’arrivée des cavaliers, je ne manque pas de demander quelques informations lors du passage de l’officier de ronde.
« Ils sont là pour assister au mariage de Tayeb, demain après-midi.» me dit il. Celui-ci fait actuellement fonction d’interprète et accompagne l’officier S.A.S[3]. dans ses déplacement sur le terrain.
« Je le connais un peu, c’est un « rallié » à la France. Il va effectivement prendre femme demain. » Nous bavardons un moment.
« Tu le connais, l’adjudant qui commande les harkis ? » lui demandais je.

« Oui, nous étions ensemble en Allemagne et en Indochine. C’est un baroudeur. »

« Je trouve qu’il est gonflé, il pourrait « se les faire couper », seul ainsi avec tous ces arabes armés jusqu’aux dents ! »

« Rassure-toi, ils sont triés sur le volet, ce sont tous d’anciens fellaghas qui, soit ont déserté, ont parlé un peu « forcés »,ou ont la haine du FLN à cause des violences qu’ils ont subies, eux ou leurs familles. Ils n’ont pas vraiment intérêt à nous trahir, d’ailleurs ils n’ont plus où aller. Leurs proches sont sous notre protection, un peu otages si tu veux. »

« Mais alors, la nuit, les chevaux, c’est plutôt bruyant… »

« Leur rôle est davantage pour des interventions rapides de jour. Elles se font pratiquement toujours sur renseignement et il faut intervenir aussitôt. Mais, tu sais, ils marchent aussi très bien à pied… Ce que tu as vu, c’est en quelque sorte un commando de chasse comme prévu depuis peu par le gouvernement. »

Quelle surprise ! Le temps a passé assez vite. Cette nuit de garde se termine, une parmi tant d’autres. Elle marquera pour moi la découverte de ce monde des « supplétifs[4] ».
Il sera la cause de beaucoup de problèmes, il paiera par un bain de sang son choix de la France lors de ce conflit.

[1], Traditionnellement, en pays d’Islam, il s’agissait d’une milice levée par une autorité locale, religieuse ou politique

[2] Cavaliers de cette harka.

[3] S.A.S. (sections administrative spécialisées) 700 S.A.S. crées en 1955-1956. Elles ont pour mission l’administration, le soutien économique et sanitaire, l’instruction des populations. Encadrement : officier français plus quelques cadres : médecins, assistants sociaux, instituteurs, agronomes. Sécurité :assurée par les forces de recrutement local.

[4] Voir annexes

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