mercredi 2 avril 2008

LA MORT DU PERE


La vie quotidienne, avec ses bons moments entre nous, ses peurs et ses longues parties de tarot du dimanche se déroule interminablement. Nous vivons ainsi, entre soldats, sans trop nous livrer sur nous-mêmes, sur notre vie antérieure, sur les événements politiques, tellement changeants il est vrai et dont nous sommes si mal informés.
Les seuls liens possibles avec le monde extérieur : la radio quand on peut la capter, celle de chez nous  bien sûr, la presse, on n’en parle pas, le journal local « L’écho d’Oran », ne nous semble pas un modèle d’objectivité. Les autres « canards », genre « Témoignage Chrétien », « l’Humanité »… ne parviennent pas ici. Ils sont lus discrètement par  certains d’entre nous, les plus politisés, souvent des sursitaires qui ont fait des études… Ces lectures en effet, ne sont pas recommandées par l’autorité militaire.
Avec le pays, notre cordon ombilical, c’est le courrier étant donné qu’il n’est pas possible de téléphoner en France pour « l’appelé de base » : La seule ligne PTT est réservée aux cas urgents et aux télégrammes. J’ai parfois l’occasion de remplacer mon copain Marcel qui lui est titulaire du standard téléphonique et de rédiger les télégrammes que nous dictent les opérateurs des PTT. Ces messages sont toujours porteurs de nouvelles graves.


            Aujourd’hui c’est un jour triste et pluvieux de novembre, Marcel reçoit un message qui m’est destiné, rédigé ainsi : « Père décédé. Sépulture le   25/11/57. Venir  urgent ».

Voilà qu’en fin de matinée, le lieutenant responsable des « transmissions » demande à me voir personnellement.
 « Curieux, me dis-je, est-ce une mutation, une sanction, une récompense ? » A son air ému et embarrassé, je soupçonne autre chose… Après quelques hésitations, il me dit :
« Vous savez… votre père…c’est grave.. Il est mort. »

C’est tellement inattendu. Je n’ose imaginer le choc, si j’avais du prendre moi-même ce message.

Jamais je n’ai imaginé que mon père puisse disparaître si brutalement et encore jeune. Il venait de fêter son cinquantenaire ! Quelques photos m’étaient parvenues par le courrier... Des photos prises par ses copains de la « classe 27 », qui fêtaient l’évènement comme il se doit. Que s’est-il passé ? Hier encore, j’ai reçu une lettre de lui. Rien ne laissait présager cette mort. Et ma mère et mon frère..? Et moi, il faut que je parte.

Le lieutenant n’est plus là, je me sens si seul. Je ne l’ai pas vu sortir. Je réalise d’un coup l’ampleur de cette perte. Ce père, qui durant des années a été à côté de nous, dans le calme et le silence… Oui, il était silencieux.  Mais il a assuré notre éducation et notre sécurité. Plus jamais il ne sera à mes côtés. Malgré cette réserve qui était la sienne, nous partagions tant de choses, comme ça, sans rien exprimer, mais en ressentant des goûts communs pour la nature, pour la pêche… et puis l’ouverture sur l’extérieur, la vie sociale, le « patro », le modélisme, les histoires de ses copains qui ont accompagné ma jeunesse et sans doute façonné un humour que je pense commun.

Eh bien, voilà, tout ça c’est fini ! Plus rien. A toi de vivre seul, maintenant, comme un grand. C’est curieux, de ressentir tout cela en quelques instants : comme je me sens vieux !
Et puis, cette merde ici ! Pour combien de temps encore ? J’arrive de perm il y a deux mois, vont-ils me laisser partir à nouveau pour que j’aille à la maison ? Debout, les bras pendants dans cette grande salle vide où nous dormons, je suis ailleurs, bien loin déjà, quand une main amie se pose sur mon épaule ; ouf, c’est Marcel, il est là déjà bien présent.
« Le lieutenant m’a dit : allez le voir, passez la journée avec lui, je m’occupe de l’envoyer demain en France aux obsèques de son père. Dites-lui aussi que je prends part à sa peine. »

Brave Marcel ! Un tel évènement s’étant produit quelques temps avant son incorporation, il sait combien une aide dans de telles circonstances est précieuse et nécessaire. Je lui garderai une grande reconnaissance d’avoir su partager avec moi des moments aussi difficiles.

Interminable journée, interminable nuit, interminable voyage dans les convois jusqu’à Oran où je dois prendre un avion pour Marseille en soirée. Il fait un temps exécrable, pluie et vent de novembre sont aux rendez-vous.

Qu’a-t-il bien pu se passer ? Pourquoi ce décès, je n’en sais toujours rien. Comment ma mère et mon frère supportent cette épreuve ?

            Un vieux BREGUET deux ponts à hélices nous emporte vers la France. Bien secoués tout le voyage, j’ai l’impression d’être dans un ascenseur en chute libre par instants, tellement il y a des turbulences. Près de moi dort du sommeil du juste un vieux « première classe » de la coloniale. Il a du arroser copieusement sa perm, et il faudra le réveiller à  Marseille.

            Train de nuit et fin du voyage en matinée. Mon oncle m’attend à la gare de Nantes. J’ai peur de la rencontre père-fils. 

J’ai crains durant tout le temps du voyage ce retour brutal dans la famille. C’est en effet inquiétant pour moi de retrouver mes proches face à ce deuil. Ma mère et mon frère, et ma grand-mère qui perd ce jour-là un deuxième enfant. Encore de la souffrance et de la tristesse, ça n’en finira donc jamais…

La foule aux obsèques me surprend. Ce père, discret humble et besogneux, avait donc réussi à  attirer la sympathie de tout ce monde qui est là. Et je prends conscience qu’à sa mesure, à sa place, il a vécu tout simplement en citoyen engagé et « ça m’en bouche un coin ».

Je reviendrai  en Algérie, avec un peu de retard, ce qui me vaudra à nouveau quelques jours de prison symbolique.

Je n’aurai plus la lettre hebdomadaire de mon père. La dernière  qu’il m’a envoyée m’attendait à mon retour de permission. Je l’ai conservée, elle m’est un gage d’une affection paternelle si bien dissimulée mais cependant très présente…

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