La vie
quotidienne, avec ses bons moments entre nous, ses peurs et ses longues parties
de tarot du dimanche se déroule interminablement. Nous vivons ainsi, entre
soldats, sans trop nous livrer sur nous-mêmes, sur notre vie antérieure, sur
les événements politiques, tellement changeants il est vrai et dont nous sommes
si mal informés.
Les seuls
liens possibles avec le monde extérieur : la radio quand on peut la
capter, celle de chez nous bien sûr, la presse, on n’en parle pas, le
journal local « L’écho d’Oran », ne nous semble pas un modèle
d’objectivité. Les autres « canards », genre « Témoignage
Chrétien », « l’Humanité »… ne parviennent pas ici. Ils sont lus
discrètement par certains d’entre nous,
les plus politisés, souvent des sursitaires qui ont fait des études… Ces
lectures en effet, ne sont pas recommandées par l’autorité militaire.
Avec le pays,
notre cordon ombilical, c’est le courrier étant donné qu’il n’est pas possible
de téléphoner en France pour « l’appelé de base » : La seule
ligne PTT est réservée aux cas urgents et aux télégrammes. J’ai parfois
l’occasion de remplacer mon copain Marcel qui lui est titulaire du standard
téléphonique et de rédiger les télégrammes que nous dictent les opérateurs des
PTT. Ces messages sont toujours porteurs de nouvelles graves.
Aujourd’hui
c’est un jour triste et pluvieux de novembre, Marcel reçoit un message qui
m’est destiné, rédigé ainsi : « Père décédé. Sépulture le 25/11/57. Venir urgent ».
Voilà qu’en
fin de matinée, le lieutenant responsable des « transmissions »
demande à me voir personnellement.
« Curieux, me dis-je, est-ce une
mutation, une sanction, une récompense ? » A son air ému et
embarrassé, je soupçonne autre chose… Après quelques hésitations, il me
dit :
« Vous savez… votre
père…c’est grave.. Il est mort. »
C’est
tellement inattendu. Je n’ose imaginer le choc, si j’avais du prendre moi-même
ce message.
Jamais je n’ai
imaginé que mon père puisse disparaître si brutalement et encore jeune. Il
venait de fêter son cinquantenaire ! Quelques photos m’étaient parvenues
par le courrier... Des photos prises par ses copains de la « classe
27 », qui fêtaient l’évènement comme il se doit. Que s’est-il passé ?
Hier encore, j’ai reçu une lettre de lui. Rien ne laissait présager cette mort.
Et ma mère et mon frère..? Et moi, il faut que je parte.
Le lieutenant
n’est plus là, je me sens si seul. Je ne l’ai pas vu sortir. Je réalise d’un
coup l’ampleur de cette perte. Ce père, qui durant des années a été à côté de
nous, dans le calme et le silence… Oui, il était silencieux. Mais il a assuré notre éducation et notre
sécurité. Plus jamais il ne sera à mes côtés. Malgré cette réserve qui était la
sienne, nous partagions tant de choses, comme ça, sans rien exprimer, mais en
ressentant des goûts communs pour la nature, pour la pêche… et puis l’ouverture
sur l’extérieur, la vie sociale, le « patro », le modélisme, les
histoires de ses copains qui ont accompagné ma jeunesse et sans doute façonné
un humour que je pense commun.
Eh bien,
voilà, tout ça c’est fini ! Plus rien. A toi de vivre seul, maintenant,
comme un grand. C’est curieux, de ressentir tout cela en quelques
instants : comme je me sens vieux !
Et puis, cette
merde ici ! Pour combien de temps encore ? J’arrive de perm il y a
deux mois, vont-ils me laisser partir à nouveau pour que j’aille à la
maison ? Debout, les bras pendants dans cette grande salle vide où nous
dormons, je suis ailleurs, bien loin déjà, quand une main amie se pose sur mon
épaule ; ouf, c’est Marcel, il est là déjà bien présent.
« Le lieutenant m’a
dit : allez le voir, passez la journée avec lui, je m’occupe de l’envoyer
demain en France aux obsèques de son père. Dites-lui aussi que je prends part à
sa peine. »
Brave
Marcel ! Un tel évènement s’étant produit quelques temps avant son
incorporation, il sait combien une aide dans de telles circonstances est
précieuse et nécessaire. Je lui garderai une grande reconnaissance d’avoir su
partager avec moi des moments aussi difficiles.
Interminable journée,
interminable nuit, interminable voyage dans les convois jusqu’à Oran où je dois
prendre un avion pour Marseille en soirée. Il fait un temps exécrable, pluie et
vent de novembre sont aux rendez-vous.
Qu’a-t-il bien
pu se passer ? Pourquoi ce décès, je n’en sais toujours rien. Comment ma
mère et mon frère supportent cette épreuve ?
Un
vieux BREGUET deux ponts à hélices nous emporte vers la France. Bien secoués
tout le voyage, j’ai l’impression d’être dans un ascenseur en chute libre par
instants, tellement il y a des turbulences. Près de moi dort du sommeil du
juste un vieux « première classe » de la coloniale. Il a du arroser
copieusement sa perm, et il faudra le réveiller à Marseille.
Train de nuit et fin du voyage en
matinée. Mon oncle m’attend à la gare de Nantes. J’ai peur de la rencontre
père-fils.
J’ai crains
durant tout le temps du voyage ce retour brutal dans la famille. C’est en effet
inquiétant pour moi de retrouver mes proches face à ce deuil. Ma mère et mon
frère, et ma grand-mère qui perd ce jour-là un deuxième enfant. Encore de la
souffrance et de la tristesse, ça n’en finira donc jamais…
La foule aux
obsèques me surprend. Ce père, discret humble et besogneux, avait donc réussi
à attirer la sympathie de tout ce monde
qui est là. Et je prends conscience qu’à sa mesure, à sa place, il a vécu tout
simplement en citoyen engagé et « ça m’en bouche un coin ».
Je
reviendrai en Algérie, avec un peu de
retard, ce qui me vaudra à nouveau quelques jours de prison symbolique.
Je n’aurai
plus la lettre hebdomadaire de mon père. La dernière qu’il m’a envoyée m’attendait à mon retour de
permission. Je l’ai conservée, elle m’est un gage d’une affection paternelle si
bien dissimulée mais cependant très présente…
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