jeudi 28 février 2008

LA QUILLE

C’est fait ! On tire les barbelés derrière nous. Les GMC(22)quittent le camp, emmenant vers la liberté quelques quillards retardataires. Nous sommes heureux dans ces « bahuts » inconfortables, saluant au passage les copains qui nous regardent partir avec envie. Les Arabes du village voisin, quant à eux, ne comprennent pas notre exubérance. Calé sur la banquette de bois, le paquetage et le fusil en vrac près de moi, je suis conscient qu’une page se tourne sur ces deux années passées ici.
Est-elle vraiment tournée, cette page d’histoire ? Le sera-t-elle un jour ? Pour l’heure, nous roulons sur cette route tant de fois empruntée, dont je connais tous les virages et les pièges. La circulation y est quasiment inexistante, étant donnée l’insécurité ambiante, mais je n’ai plus peur de rien en ce beau jour de départ vers la vie civile.
On vient de nous remettre un certificat de « bonne conduite », le diplôme de la médaille commémorative des « opérations de sécurité et de maintien de l’ordre » et une lettre de remerciement du général SALAN(23), commandant en chef en Algérie.

Mission accomplie !

Dans ce camion me ramenant à la maison, mes souvenirs se bousculent : l’angoisse des parents de militaires déjà sur le terrain, des miens dans l’attente de ma lettre d’affectation. Mon souci de ne pas échapper à ce que je considère comme un devoir : le service de mon pays, attaqué qu’il est dans ces départements considérés comme une portion de territoire français….
Les copains chantent, des chansons de circonstance, et je me joins à leur gaieté. Certains ont passé une nuit agitée, et l’alcool restant dans les organismes leur donne de la voix.

Nous allons vers la gare, mais la route est longue, et je me régale une dernière fois à la vue des paysages qui défilent sous mes yeux. Quelques douars où des villageois sortent le bétail des enclos. Quelques fumées lointaines : c’est la galette qui cuit pour le frugal repas familial. Au loin, ce djebel que nous avons tant de fois parcouru, « ratissé » à la recherche de bandes armées introuvables, fouillant douars, gourbis, grottes…J’ai le sentiment que je ne les reverrai plus jamais, ces paysages. C’est comme un adieu.
La guerre contre les Arabes ( les « bougnouls » comme les surnomment mes copains) sera longue sur le terrain, très longue dans les esprits. Je n’ai pas de ressentiment à leur égard. Nous sommes chez eux en étrangers, souvent brutaux et à cent lieues de leur culture et de leur religion. Leur pauvreté est totale(24) , mais en bon européen que je suis, je crois que c’est normal. N’ayant connu que cette vie difficile, ils « n’auraient » pas les mêmes besoins que nous. Ils sont à l’image de leur territoire : rudes et accueillants, mais parfois durs et violents. A la réflexion, je trouve leur cause juste, mais les moyens employés par les fellaghas pour la défendre illégaux. Notre tâche est donc bien de rétablir l’Ordre et le Droit tout en respectant les hommes et leurs droits à eux .
Nous quittons nos zones désertiques pour rejoindre la vallée. Sur des kilomètres, elle nous mènera à la ville de Mascara, et là, c’est le contraste : des hectares de vignes qui donnent aux « colons », comme on les surnomme, un vin de qualité renommé en France. Ils font travailler de nombreux indigènes qui eux n’y goûteront pas, religion oblige.
Les chants paillards se sont tus, la fatigue gagne. Peut-être aussi une certaine transition s’opère t elle à l’approche de la ville ? Cette autre civilisation qui nous rappelle la nôtre en métropole.
Nous traversons cette petite ville non sans apostropher bruyamment au passage quelques filles, comme il se doit et saluant au cri de « Vive la quille ! », la patrouille de la Légion qui circule dans les rues. Cette institution est très présente ici, nous sommes proches de Sidi Bel Abbes, la patrie de tous les légionnaires. Ceux-ci nous ont toujours inspiré respect et crainte. Respect face à leurs traditions, leur courage et leur solidarité. Ils seront toujours les premiers au danger et prêts au sacrifice pour une patrie qui est devenue la leur. Crainte aussi, car pour nous les appelés, les punitions s’effectuent à la Légion, dans les mêmes conditions de rigueur que celles des légionnaires.
Pas d’arrêt ici, c’est un adieu. Vivez bien, braves gens… Si vous pouviez être en paix dans cette petite ville sympa ! Peut-être notre présence militaire y contribuera-t-elle. Il n’y a pas d’agressivité visible, entre vous les pieds noirs et vous les musulmans. Je quitte l’endroit avec un peu de nostalgie. Nous y venions souvent à l’intendance, au courrier ou pour faire quelques achats. J’aimerais bien y revenir, quand la paix sera là.
Enfin la gare… ou plutôt ce qu’il en reste. Elle semble perdue dans le bled. Désormais quasiment désaffectée Quelques wagons à bestiaux sont là, seuls vestiges de l’activité passée. Notre convoi stoppe, on saute à terre avec plaisir après ce long voyage inconfortable. Celui-là avait une saveur particulière : la première étape vers la quille.
Les copains et l’adjudant qui nous accompagne viennent nous saluer. Belle ambiance, on lit dans leurs yeux leur envie de départ.
« Voilà votre Orient-Express », nous indique le gradé, en nous montrant des wagons d’un autre âge, « la loco arrive dans cinq minutes»
Des wagons à bestiaux !…Surpris, nous nous dirigeons vers les wagons en question. Datent-ils de la conquête du pays ? Ce qui nous surprend particulièrement, c’est l’odeur. Allons-nous voyager jusqu’à Oran dans cette puanteur de chèvres et de moutons, imprégnée dans le bois et surtout dans la litière ? Personne n’a pris la peine en effet de l’enlever complètement, elle nous accompagnera durant tout le trajet. Satisfaits malgré tout de partir, les plaisanteries vont bon train, et les chants paillards reprennent. La loco arrive, nous embarquons, hommes et matériel. De vieux fusils, bons pour la réforme, nous ont été attribués. Ils iront ainsi au dépôt sans risque de tomber dans des mains indésirables. Espérons que nous n’aurons pas besoin de nous en servir.




Le convoi que forment ces minables véhicules s’ébranle enfin. Six dans ces quelques mètre carrés, nous essayons de nettoyer les lieux au mieux, pour éviter que cette litière puante nous envahisse. Assis sur mon paquetage, le ressentiment me gagne. De vieux flingues, quelques munitions, des wagons à bestiaux, pas un siège pour s’asseoir… je prends soudain conscience de la piètre considération dont nous jouissons, nous les appelés.
Avons-nous encore quelque intérêt ? Quelle est donc, pour la hiérarchie militaire et surtout pour notre Pays, le prix de nos existences ? Nous a-t-on expliqué quelquefois le sens de notre intervention ici ?


[22] Camions militaires tout terrain, utilisés pendant la guerre 39/45 et pendant tout le conflit.
[23] Voir Annexes copie de cette lettre
[24] Voici ce qu’écrivait Camus dans l’avant-propos de ses « Chroniques algériennes » en mars 1958 :
Aujourd’hui, la pauvreté des paysans algériens risque de s’accroître démesurément au rythme d’une démographie foudroyante. De surcroît, coincée entre les combattants, ils souffrent de la peur : eux aussi, eux surtout ont besoin de paix ! C’est à eux et aux miens que je continue de penser en écrivant le mot « Algérie » et en plaidant pour la réconciliation. C’est à eux en tout cas qu’il faudrait donner enfin une voix et un avenir libéré de la peur et de la faim.



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